T'es crevé. La soirée s'était étirée, le boulot empilé, et t'avais fini par crasher au strip-club pour aller voir Ines danser. T'oubliant sur la banquette, le nez dans un verre et le cul au chaud, à maudire l'hiver qui, dans ce patelin, commençait trop tôt. T'avais perdu la notion du temps, puis celle de la nuit. Quand le stripclub avait fermé, t'étais pas en état de prendre le volant. Pas jusqu'à la réserve, en tout cas. La route jusque chez Ines avait été assez hasardeuse comme ça, et tu t'étais écroulé sur son canapé sans même te déshabiller. Tant pis pour Marsali.
Elle aurait froid cette nuit.

Tu avais émergé sur les coups de neuf heures, alors qu'un rayon de soleil frappait tes paupières. Ébloui, grincheux, tu t'étais retourné — mais impossible de fermer l'oeil de nouveau. T'avais quitté l'appartement d'Ines sans te retourner, la laissant plongée dans les bras de Morphée. Pas la première fois, ni la dernière. Tu ne ressentais jamais le besoin de la baiser pour gagner ta place pour la nuit, et elle n'en semblait pas dérangée. À te demander comment t'en étais arrivé à faire confiance à autant de gens, dans cette ville de malheur.

T'es encore un peu trop jeté pour prendre le volant, mais ça ne t'a jamais arrêté. Le mal de crâne s'est résorbé à la première gorgée de café que tu as prise. Qu'importe le goût un peu cramé du café Tim — il est ce qu'il te faut, dans les matins comme ça. T'arrives chez Marsali la langue à demi brûlée, la tasse en carton presque vide. Tu passes sa porte d'un pas lourd, les traits tirés, la boisson pendant entre tes doigts peu motivés. Ça sent bon, dans la maison. Et Marsali est déjà debout.

Tu t'arrêtes dans l'entrée du salon. Les sourcils froncés, l'esprit définitivement trop endormi pour vouloir gérer ce qui était en train de se passer. « What's that ? » marmonnes-tu en avisant l'arbre qu'elle était en train de décorer. « Did your brother shit it during the night ? » T'es trop crevé pour articuler quelque chose de moins méchant — mais l'idée y est. Did he have to many trees in his backyard ? Did he lose it ? T'as l'oeil plus méchant que la posture, plus sauvage que ta voix. Tu sais ce que c'est, mais t'as jamais accroché. Christmas, my ass. Tout ce que tu avais jamais eu, le matin de Noël, c'était une baffe. « Isn't it against your principles to cut trees ? » Tu te grattes la nuque, un instant. Les cheveux terriblement en bataille, les yeux minuscules et plissés. La mine grise d'une soirée trop alcoolisée. Et toute la merde de Noël à devoir gérer. Don't tell me you're into all this, Marsali.

Tu étais levée aux petites heures du matin. Ton sommeil avait été agité, et tu n'étais jamais vraiment parvenue à trouver le repos. Tu ne savais pas si c'était tes tracas, qui tournaient en rond dans ta tête, ou si ça avait quelque chose au fait que tu avais dormi seule pour la première fois depuis une éternité. Tu t'en fichais bien, que Deandre ne soit pas là, qu'il soit occupé, et que tu ai toute la place pour une fois - mais son absence avait laissé un drôle de froid dans ton lit. Tu t'étais un peu trop habituée à l'avoir près de toi, à ce que sa chaleur te parvienne, à ne pas être seule. Tu étais loin d'être inquiète - Deandre pouvait bien faire ce qu'il voulait de ses soirées et de ses nuits. Il ne te devait rien et toi non plus. Mais où est-ce qu'il était passé, au juste ? S'il était juste rentré au motel, tu te dis qu'il t'aurait lâché un texto.
Ou peut-être pas.
T'en savais plus rien.
Fuck that.

Tu te lèves sur les coups de six heures, les pensées en vrac, et tu te rassembles dans un café au goût amer que tu as appris à ne plus vraiment goûter. Une paire de jeans amples et un pull noir qui l'était autant sur les épaules, tu rassembles tes longs cheveux au-dessus de ta tête. Tu décides de lancer un pain aux bananes au four, et alors que tu faisais ta vaisselle, ton frère était passé pour déposer un sapin fraîchement coupé. Vous aviez discuté un peu, il t'avait aidé à le placer, et il était reparti - tu avais passé une bonne dizaine de minutes devant l'arbre en question, te demandant si tu avais envie de le décorer maintenant. Tu n'avais rien de prévu aujourd'hui, et tu te disais que tu ne le ferais jamais si ce n'était pas maintenant. Un soupir au bord des lèvres, tu vas repêcher tes décorations des boîtes de Noël au grenier. Autant t'en débarrasser maintenant.

Tu as fini d'enrouler les guirlandes et tu es en train de placer les boules de Noël quand ta porte s'ouvre. Deandre déboule chez toi, le lendemain de veille écrit partout sur les traits et un café entre les mains. Tu ne retiens pas ton rire, voyant la tronche qu'il tire devant ton sapin. "What's that ?" Ton sourire s'étire légèrement.  "It's a tree. They're pretty common." Tu te moques de lui, tu t'en fous, tu sais bien qu'il peut l'encaisser. Et ça te fait plus plaisir que tu l'aurais cru de le voir là. "Did your brother shit it during the night ?" Une partie de toi est amusée par la question, et les éclats de malice dans tes yeux le démontre. "That's the best you could come up with?" Clairement, la soirée avait été longue.

"Isn't it against your principles to cut trees ?" Tu lui donnes un regard pointu, accrochant la boule de Noël entre tes doigts. "Something tells me you don't give a shit whether it is or not, so I'm not going to answer." Un long soupir franchit tes lèvres, et tu t'approches de lui, fortement amusée par sa mine fatiguée, ses traits tirés, ses yeux rétrécis par la fatigue et l'alcool. "You look gross." Lui dit-elle. "And you stink." Tu plisses légèrement le nez, le dévisageant de haut en bas. "Did you sleep in the trash or something? Is that where you found that coffee, too?" Tu désignes la tasse de Tim entre ses doigts. "That shit is nastier than my coffee, and that's saying something." Tu secoues la tête, te tournant à nouveau vers ton arbre de Noël. Un petit sourire étire tes lèvres. "Not big on Christmas, are you?" Pour une raison, ça ne la surprenait pas.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Marsali n'était plus impressionnée par ta répartie. La colère et la frustration qui avaient brûlé dans ses yeux, des mois durant, avait fini par laisser place à de l'amusement. Ça ne te dérange pas. Bien au contraire, même : tu apprécies les balles qu'elle te renvoie, et le fait que quelqu'un, pour une fois, ne se délite pas en mauvais mots et mauvaises émotions face à toi. Elle te change.
T'hais pas ça.

« That's the best you could come up with ? » Tu soupires. Elle se croit maligne, les boules dans les mains, à décorer son sapin. Ça ne te dérange pas le moins du monde. « I had other ideas, but they were all bad. » Ta voix grince, coassement émergeant avec peine d'entre tes lèvres fatiguées. Ce qui ne t'empêche pas de poursuivre, et de remettre en question les principes de Marsali. Why would you cut trees ? Et tu te prends à penser qu'elle doit déteindre sur toi pour que tu aies ce genre d'idées à la bouche. « Something tells me you don't give a shit whether it is or not, so I'm not going to answer. » Tu en sourirais bien, mais t'es pas d'humeur à ça. Tu t'écrases dans le canapé à la place. Les yeux toujours vrillés sur Marsali, appréciant malgré toi sa compagnie. « You look gross. And you stink. » « Thank you. » Ça ne te fait ni chaud ni froid. T'as bien croisé ton reflet dans le rétroviseur intérieur. On a connu plus glorieux. « Did you sleep in the trash or something ? Is that where you found that coffee, too ? That shit is nastier than my coffee, and that's saying something. » Tu soupires, avant d'avaler l'avant-dernière gorgée de ton café. C'est dégueulasse, tu ne le nieras pas. Mais c'est pas le pire que t'as goûté, et ça c'est un fait. « Not that much nastier, if we're being honest with each other. » La dernière gorgée de café est un trait, et il laisse tomber le gobelet sur la table avant de s'enfoncer de nouveau dans les coussins du canapé. « I bought that shit. Believe it or not, I have money, and I spend it. » Pas la dépense de l'année, fallait bien avouer. Mais t'en aurais toujours des pires.

Tu fermes ta gueule, et tu regardes son sapin d'un oeil noir — sans daigner répondre à sa première question. T'es pas sûr qu'elle soit réellement intéressée, et tu ne vois pas en quoi elle se souciera de la réponse quoi qu'il en soit. Marsali te sourit, et tu sens un truc grincer au fond de toi. Pas un coeur — t'en as pas. Plutôt un genre d'incompréhension, sur ce qui se passe entre vous. T'aimes bien être là. Et ça, ça ne te plait pas. « Not big on Christmas, are you ? » Here we are. Tu retiens un soupir, te contentes de hausser les épaules. « Why would I be ? » T'as besoin de plus de café. Comme de fait, tu te lèves et traînes des pieds jusque dans la cuisine pour aller t'en chercher. L'arôme du café de Marsali te fait froncer le nez, mais c'est exactement ce dont tu as besoin. Tu ne t'en plaindras jamais. « Lights aren't cute, presents are awkward, and I never believed in Santa. » Never got to. Tasse remplie, tu reviens dans le salon. En prends une gorgée, te brûles, puis la poses sur la table. Marsali t'en volera si elle en a envie. « They almost expelled me in preschool because I told every kid that Santa wasn't real. » T'en ricanerais presque, mais ça reste coincé dans un sourire carnassier. Bien fait pour tous les mômes que ça a ruinés. « Why ? Did you expect me to be a Christmas boy ? » Tu ne tardes pas à reprendre la tasse. La chaleur dans ta main te fait du bien, et la vue de Marsali aussi — plus que tu ne voudrais l'admettre. Mais tu n'auras jamais l'esprit de Noël. Tes parents l'ont tué dans l'oeuf avant ta naissance, et tu peines à imaginer que Marsali y changera quoi que ce soit. Mais sait-on jamais. « I bet you believed in Santa. » Ton sourire reste là, mais n'est pas mauvais. Tu ne te moques pas. T'es simplement curieux de savoir ce que tout ça signifie sur elle — même si tu continues de faire comme si tu t'en foutais. L'espace entre l'intérêt et le désintérêt s'est réduit, dans les derniers mois, et tu ne sais plus tout à fait où te placer dans tout ça. T'évites d'y penser. Un jour à la fois.

Avec Marsali, tu vis comme ça.

La conversation est chaotique comme elle l'est souvent. Deandre n'est pas d'humeur, complètement cassé par son lendemain de veille, et toi, tu ne peux t'empêcher de trouver ça drôle. Tu sais bien qu'il ne se retiendrait pas pour se foutre de ta tête, alors tu ne te retiendras certainement pas. Quand tu lui fais remarquer qu'il a l'air pitoyable, Deandre ne semble pas le moindrement affecté. "Thank you." Ton sourire est là, constant, comme c'est souvent le cas quand Deandre est dans le coin. Il te fait presque trop sourire, celui-là. Ça en devient un problème.  

Il s'est laissé tomber dans ton canapé, et toi, tu te tournes vers ton sapin à nouveau pour continuer à décorer. Attrapant une boule et une broche, tu t'apprêtes à ta tâche, essayant de percer le mystère de sa nuit en ville. T'es curieuse, c'est tout. "Not that much nastier, if we're being honest with each other." Tu t'en fiches bien, tu sais que ton café n'est pas buvable, mais tu ne vas pas changer maintenant et tu t'y es habituée. "When are we not?" Que tu lui lances en toute réponse, la voix légère, l'humeur plutôt bonne. "I bought that shit. Believe it or not, I have money, and I spend it." Tu arques un sourcil, ne prenant même pas la peine de répondre. De toute façon, tu n'as pas l'impression qu'il soit d'humeur pour une conversation - tu t'attends presque à tourner les talons et le trouver endormi, enfoncé dans ton canapé.

Et pourtant, tu ne retiens pas ta question. C'est un sujet que vous n'avez jamais abordé, et il y a peut-être une histoire quelque part. "Why would I be?" C'est un bon point. Tu connaissais suffisamment le passé de Deandre pour pouvoir répondre à la question toi-même. Il disparaît dans la cuisine, traînant les pieds, et tu poses une autre décoration - un truc que tu avais bricolé avec ta soeur quand t'étais haute comme trois pommes, et qui t'étais revenu. Deandre aussi s'est habitué à ton café, il fallait croire, parce qu'il se sert une tasse. "Lights aren't cute, presents are awkward, and I never believed in Santa." Tu lui jettes un long regard. Pour toi, Noël n'était qu'une excuse pour se rassembler en famille. La tienne était importante pour toi - mais elle avait été tellement brisée, au cours des dernières années. "They almost expelled me in preschool because I told every kid that Santa wasn't real." Ça te tire un sourire, cette fois, et tu l'observes alors qu'il reprend son poste sur le canapé. "Of course you did." Tu l'imagines bien, le petit Deandre, déjà avec plein de colère dans le coeur, de la noirceur dans les yeux comme t'en avais jamais vu. "Why? Did you expect me to be a Christmas boy?" Ta réponse ne tarde pas à venir. "No." Quand tu relèves les yeux, il te regarde avec un sourire. "I bet you believed in Santa."

Ton sourire se courbe un peu plus. "Yes. But Jayl got over it young, and then I knew something was up. So I asked him." Tu t'approches du canapé, te perchant sur l'accoudoir. "And Jayl can't lie. So that was it. I was so mad, I kicked him really hard." Tu rigoles doucement. "I don't even really care about Christmas. It's just a thing I do, I guess." Tu hausses les épaules. "Eat good food, take long walks. Go and see my mom." Tes yeux se baissent un peu - tu n'avais pas été une très bonne fille ces dernières années. Un jour, tu te rattraperais, peut-être. Mais il n'y avait plus rien de pareil depuis la mort de ton père. "My grandma hates Christmas, too. Maybe we can visit her and you can complain together." Tu le taquines, t'approchant juste le temps de poser ta main sur sa cuisse et serrer légèrement, affectueusement, avant de te relever pour continuer ta décoration. Ton sapin n'est pas très beau, mais tu t'en fiches bien.